11

Nissac éprouva quelque peine à descendre les étages par l’escalier à vis et, à trois reprises, comme il trébuchait, il sentit sur son épaule la main de Mathilde prête à le soutenir.

Mais à la vérité force est d’admettre que ce doux contact, loin de lui donner quelque assurance, le troubla si fort qu’il s’en fallut de peu que le comte de Nissac ne plongeât tête la première dans l’étroit escalier.

Comme il se demandait par quel moyen une jeune femme avait pu le monter si haut – pas sur ses épaules, tout de même ? –, Mathilde de Santheuil devança la question :

— Joseph, l’aubergiste des « Armes de Saint-Merry », aidé de son valet, vous a monté là-haut, monseigneur.

— C’est un brave homme ! répondit Nissac en tentant de ne point trébucher.

Derrière lui, la voix de la jeune femme se teinta d’une très légère nuance moqueuse :

— Et comment pourriez-vous dire autrement, monseigneur, d’un homme qui admire à ce point le général de Nissac ?

Le ton de Nissac devint brusquement morne et terne, ce qui alarma très fort Mathilde :

— Il n’y a rien à admirer chez un homme tel que moi… Et ce n’est point là un sentiment qu’il me plaît d’inspirer chez les autres. Au reste, je n’en veux éveiller aucun si ce n’est l’indifférence qui seule me satisfait.

Il ne restait que quelques marches à descendre mais la jeune femme, bouleversée, ne put se résoudre aux derniers mots de Nissac sans protester :

— Quoi, monseigneur, il y a quelque fausseté à parler ainsi !

Très surpris, Nissac, qui se tenait d’une main à la rampe de l’escalier, se retourna à demi :

— Que voulez-vous dire ?

Le visage de Mathilde de Santheuil se teinta de roseur et Nissac songea qu’il est bien peu de spectacles au monde qui puissent égaler en beauté, en grâce et en émotion celui d’une femme rougissante.

De son côté, Mathilde comprit que reculer, alors qu’elle s’était montrée si audacieuse, serait perçu par le comte comme une petite lâcheté. Or, elle ne se pensait pas lâche et ne voulait point que ce fût là fausse opinion du comte de Nissac.

Comme, songeuse, elle tenait depuis quelques instants les yeux baissés, elle releva la tête et ce visage fier et obstiné bouleversa une fois encore le comte qui éprouva quelque peine à oublier toute cette beauté pour concentrer son attention à la fois sur ce dangereux escalier et sur les mots qu’employait Mathilde de Santheuil :

— Monseigneur, Joseph m’a parlé de vous et, avant lui, monsieur le cardinal. Quand on se bat avec courage et intelligence, quand on montre de la noblesse envers l’ennemi vaincu au point que chez les Espagnols vous êtes considéré comme l’officier le plus talentueux et le plus admiré de l’armée de monsieur le prince de Condé, enfin, lorsqu’on ridiculise le duc de Beaufort si grandement et si drôlement que tout Paris ne parle que de ce duel, faut-il s’étonner de l’intérêt qu’on suscite ?

— Madame, Beaufort n’est qu’un dindon vaniteux, ce qui ramène son châtiment aux dimensions d’une remise en ordre dans une basse-cour. Quant aux qualités militaires dont vous parlez, et de la guerre qui est la seule chose que je sache mener avec quelque talent, soyez persuadée madame, qu’il n’y a point grande gloire à mutiler et tuer son prochain, fût-ce par amour de son pays. Cela s’appelle le devoir et ne souffre aucun compliment.

Mathilde de Santheuil ne sut que répondre. Les paroles du comte sonnaient juste même si, aux yeux de la jeune femme, elles ne le déparaient point de sa gloire. En cette occurrence, elle ressentait bien la confusion de son propre esprit mais n’y pouvait aucunement porter remède. Ce que disait le comte concernant la guerre correspondait à ce qu’elle pensait profondément, à savoir que l’humanité ne pourrait toujours ainsi s’étriper et cela rejoignait également l’éducation reçue du vieux conseiller de Santheuil. Toutefois Mathilde n’était point pur esprit mais femme, grandie sans frères ni sœurs en la compagnie d’un vieil homme ; aussi cette solitude l’avait portée au rêve et donné à son imagination une tournure romantique. Si bien que le comte de Nissac, quoi qu’il dît et quoi qu’elle pensât qui fût pourtant semblable, était un homme à engendrer le rêve. Le duel, elle se l’était fait raconter dix fois déjà en des récits différents qui se rejoignaient pourtant toujours sur l’essentiel. Et pareillement la folle poursuite à travers Paris. Elle avait ri, battu des mains, laissé couler quelques larmes et fort jalousé les belles dames de la cour faisant grande ovation au noble héros.

Et, plus grave encore, plus contradictoire sans doute, alors qu’elle rejetait la guerre elle imaginait le comte de Nissac dans la bataille, à côté de ses canons crachant leurs boulets, l’épée à la main tandis qu’il commandait le feu. Elle rêvait de l’homme à la cape noire, au chapeau marine rabattu sur les yeux, aux si jolies plumes rouges et blanches, à cette haute silhouette disparaissant par instants dans la fumée de la canonnade.

Le comte avait enfin atteint le rez-de-chaussée et regardait autour de lui avec étonnement.

Inquiète à l’idée de quelque détail décoratif qui lui déplût, ou froissât un goût aristocratique qu’elle imaginait des plus compliqués, elle descendit précipitamment les dernières marches.

Il contempla la cheminée où brûlaient quelques bûches sur des chenets et, pendue à la crémaillère, une marmite en laquelle il n’osa regarder. Sur le côté droit, une courte pelle et des pincettes. À gauche, le pare-feu et, impeccablement astiqués, marmites de cuivre rouge, chaudron, bouilloire, poêlon, hachoir, écumoire…

Sur quelques planches voisines en chêne vernissé, il découvrit la vaisselle, un mortier à piler le sel, des terrines et des cruches ventrues.

Tirant le regard, une grande fontaine de cuivre rouge en laquelle se reflétaient bien joliment les flammes de la cheminée mettait une note joyeuse en la maison. Le comte s’approcha, observa le robinet de potin, prit du recul et ne cacha pas son admiration.

— C’est là grand luxe ! dit-il en se retournant vers elle.

Mathilde de Santheuil baissa les yeux.

— Monseigneur, nous avons ceci en commun que nous nous lavons tout le corps chaque jour. Grande propreté décourage les humeurs.

Le comte sourit.

— C’est également mon avis, mais nous sommes hélas peu nombreux à penser ainsi. Comment savez-vous mon goût de la propreté ?

— Joseph dont le frère est canonnier en votre troupe. C’est grand étonnement, chez vos soldats, de vous voir chaque matin, nu, même lors des rudes hivers où il gèle, vous faire jeter sur le corps plusieurs seaux d’eau glacée.

— L’eau froide met l’esprit en sa bonne place.

— L’eau peut être chauffée, monseigneur.

Il la regarda, un peu surpris, et, au bout d’un instant :

— Pour les femmes, sans doute. Leur peau est douce, satinée et plus sensible.

Elle baissa les yeux. Il y prit grand plaisir car, une fois encore, elle rougissait. Au reste, le comte n’avait parlé ainsi que dans cet espoir et avec esprit de malice.

Cependant, il ne voulut point la voir plus longtemps dans la gêne :

— C’est bien belle maison que vous avez là. Quatre étages !

— Bien petits, monseigneur.

— Mais joliment arrangés à votre façon qui donne grande aise à y vivre.

Troublée, elle suggéra :

— Le dîner est prêt…

Deux candélabres de cuivre à plusieurs branches dispensaient en la pièce une agréable lumière, renforcée par les lueurs de la cheminée qui se reflétait également dans le balancier de cuivre d’une horloge.

Mathilde de Santheuil et le comte de Nissac se trouvaient chacun à une extrémité d’une belle table de noyer aux quatre pieds tournés en balustrades et reliés par une entretoise droite.

Ils étaient assis sur des chaises à dossier haut en tapisserie bleu pâle.

Ne sachant trop s’il devait exprimer sa reconnaissance, Nissac sentait bien que Mathilde de Santheuil s’était donné beaucoup de peine pour le recevoir du mieux qu’il lui était possible. Ainsi, dans les candélabres, point de ces chandelles faites de suif de bœuf ou de mouton, puantes et fumeuses, mais des bougies dont il admira la belle cire très pure digne des cathédrales.

Le comte sentait les odeurs de plats qui attendaient mais là encore, il ne savait point si s’enquérir des détails du repas relevait de la politesse ou de la goujaterie. L’armée lui avait fait oublier les bonnes manières et le cardinal, mangeant sans délicatesse, n’était point bon exemple.

Enfin, la table longue d’une toise[4] ne facilitait guère la conversation.

Mathilde dut sentir la gêne du comte car elle se leva et revint avec une cruche de vin que Nissac s’empressa de goûter.

— Il est assurément fort bon.

— Un vin de Bourgogne, monseigneur.

— En prendrez-vous ?

— Je bois très rarement du vin.

— Mais vous recevez rarement un général blessé. Du moins, je l’espère ?

— Vous êtes le premier général que je vois de si près. Et c’est fort instructif.

— C’est précisément ce que j’ai pensé la première fois que je vis de tout près un hérisson.

Mathilde sourit.

— J’aime les hérissons. C’est petit animal qui dresse ses piques pour compenser son manque de force.

Le comte médita ces paroles. Femme aimant hérisson est sur la défensive et n’aime sans doute point les hommes. Et celle qui n’aime point les hommes n’aime pas l’amour. Une ombre de tristesse passa en son regard et Mathilde, anxieuse, se leva.

— Votre appétit est-il revenu, monseigneur ?

— Je crois bien que oui.

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